Partagez l'article

Lisez toute la série
arts

«Observations depuis le paradis»: la Fondation Custodia 1970-2020

Par Ger Luijten, traduit par Jean-Marie Jacquet
22 octobre 2020 18 min. temps de lecture Les maîtres anciens

La Fondation Custodia à Paris héberge une riche collection d’art qui ne manque pas d’intriguer. Quelles sont les importantes œuvres d’artistes des Plats Pays récemment acquises par la fondation? Son directeur nous convie à une visite guidée.

Le 15 juillet 2020, anniversaire de la naissance de Rembrandt, était aussi le cinquantième anniversaire de la mort de l’éminent historien de l’art néerlandais et collectionneur Frits Lugt. Son épouse To Lugt-Klever était décédée un an avant lui. Ils ont vécu ensemble 59 ans et ont confié la gestion de leur collection d’art et d’une grande partie de leurs biens à la Fondation Custodia, qu’ils avaient eux-mêmes créée en 1947.

Deux ans plus tôt, ils étaient rentrés des États-Unis, où ils avaient notamment pu découvrir la manière dont Pierpont Morgan et Frick avaient pérennisé leurs collections. Ils s’en sont inspirés pour concevoir un mode de conservation adapté à leur propre collection, en assignant à la fondation une mission particulière.

Cette mission peut se résumer comme suit: entretenir et développer la collection, la rendre visible, organiser des expositions et – plus généralement – servir l’histoire de l’art. De son vivant déjà, le couple y a veillé. Des immeubles ont été acquis rue de Lille à Paris pour abriter la Fondation Custodia: l’hôtel Lévis-Mirepoix (construit en 1895) et l’hôtel Turgot (construit en 1743). La bibliothèque d’histoire de l’art de Lugt a été affectée à un établissement que Frits Lugt a contribué à fonder à La Haye, le Rijksbureau voor Kunsthistorische Documentatie (Bureau national fretour néerlandais de documentation en histoire de l’art), aujourd’hui Nederlands Instituut voor Kunstgeschiedenis (Institut néerlandais d’histoire de l’art). L’acquisition d’une belle villa à Florence a permis l’installation d’un institut dédié lui aussi à l’histoire de l’art et mis à la disposition d’étudiants et de chercheurs provenant d’universités néerlandaises. À Paris, à partir de la fin des années 1950, des expositions ont été organisées au sein de l’Institut Néerlandais, un établissement culturel également créé à l’initiative de Lugt et de son épouse et qui a été, jusqu’en 2013, une vitrine pour la culture néerlandaise, en collaboration avec le ministère néerlandais des Affaires étrangères et l’ambassade des Pays-Bas à Paris1.

Depuis la fermeture de l’Institut Néerlandais, la Fondation Custodia fait le maximum pour sortir de l’ombre. Il faut dire qu’elle est moins tenue qu’autrefois de se concentrer sur la présentation de l’art des Pays-Bas, même si cela reste son fil rouge. Elle a notamment exposé des dessins de la Renaissance italienne, des tableaux et dessins de Christoffer Wilhelm Eckersberg (1783-1853, fondateur de l’école danoise de peinture du XIXe siècle), trois siècles de dessins allemands, un aperçu monographique (Georges Michel. Le Paysage sublime) et prépare actuellement une exposition sur les dessins de Léon Bonvin (1834-1866).

Parmi les expositions qui ont rencontré le plus de succès, deux se sont tenues en 2018 et 2019: l’une consacrée à l’estampe japonaise du XXe
siècle, l’autre réunissant les plus beaux dessins du musée Pouchkine de Moscou. Notons aussi Le Rêve américain
(estampes d’Andy Warhol à Ed Ruscha), organisée avec le concours du British Museum et de la Terra Foundation for American Art. Cette dernière est d’ailleurs locataire du second étage de l’hôtel Lévis-Mirepoix.

La collection de la Fondation Custodia a pour principal point de départ l’art sur papier. Durant toute sa vie, Frits Lugt s’est adonné à l’étude de l’histoire des collections, de la manière dont elles s’élaborent. Ses publications, Les Marques de collections de dessins & d’estampes (1921 et 1956) et Répertoire des catalogues de ventes publiques, qui font de lui l’historien de l’art le plus cité au monde, constituent les pierres d’angle de cette étude. Le constant souci de Lugt de donner à voir des dessins venant d’autres collections, y compris privées, et d’expliquer les intentions des collectionneurs ne faisait que confirmer son intérêt pour une telle approche.

L’enrichissement des collections de Frits Lugt et de son épouse est évidemment tributaire des possibilités offertes par le marché. Carlos van Hasselt (1929-2009), choisi par Lugt pour être, après sa mort, le premier directeur de la Fondation Custodia, développa les collections existantes en y ajoutant des dessins danois de la fin du XVIIIe siècle et du XIXe, et mit fortement l’accent sur la collection de miniatures indiennes entamée par Lugt. C’est également sous sa direction que l’on commença à réunir à plus grande échelle des dessins français du XIXe siècle. Le fonds d’autographes d’artistes bénéficia aussi d’une vigoureuse impulsion. Et, chemin faisant, il demeurait très attentif à tout ce qui pouvait alimenter les collections de dessins néerlandais et italiens.

Cette politique allait aussi être celle de Mària van Berge, qui succéda à Van Hasselt en 1994 et dirigea la fondation jusqu’en 2010. Elle enrichit la collection française du XIXe siècle grâce à de nombreux dessins importants, continua à collectionner de façon intensive des feuilles danoises et des miniatures indiennes, des eaux-fortes anglaises de l’époque de l’etching revival et des œuvres de maîtres anciens italiens et néerlandais.

J’ai pensé que ce serait un bel hommage aux époux Lugt-Klever que de déployer ici un florilège de nouvelles acquistions, tout en démontrant combien l’œuvre des fondateurs a été perpétuée. Lugt parlait de sa collection comme d’un bâtiment. Il considérait chaque œuvre d’art comme une pierre qui contribuait à la stabilité de cet édifice. En voici quelques-unes.

Dessins

Peu après la disparition du couple Lugt, Carlos van Hasselt a acquis d’un particulier, une Vue des dunes à Wijk-aan-Zee de Jacob van Ruisdael (1628 / 29-1682). Cette feuille, de dimensions peu ordinaires, a été réalisée au même moment qu’un dessin d’inspiration analogue qui se trouve à la Kunsthalle de Hambourg. Ces œuvres attestent que l’artiste choisissait dans les dunes différents points de vue pour y travailler. Les deux feuilles montrent un ciel totalement dégagé, de sorte que l’attention est entièrement attirée par le motif dépouillé des dunes dont émergent le clocher de l’église et d’autres constructions, laissant la mer du côté droit.

Frits Lugt avait été séduit par les dessins de l’avocat et artiste amateur Jan de Bisschop (1628-1671) et en avait réuni une sélection très variée. Carlos van Hasselt y ajouta un remarquable portrait dont l’identification prit beaucoup de temps. Il est aujourd’hui vraisemblable que le personnage représenté est Constantin Huygens le Jeune (1628-1697), ami de Jan de Bisschop et, tout comme lui, grand amateur d’art et ardent défenseur des principes du classicisme. Au dos du portrait figure la date du 13 juillet 1668. Constantin avait alors 39 ans. Sa main posée sur une tête sculptée – motif emprunté à l’Iconographie d’Antoine van Dyck – prouve que l’on est en présence d’un amoureux de l’art. Huygens lui-même s’adonnait au dessin avec talent. Ses dessins à la détrempe à la manière de Jan de Bisschop lui valent une place de choix au sein de la Fondation Custodia. C’est donc pour cette dernière un atout exceptionnel que de posséder un tel portrait, témoignage de l’amitié qui lie deux dessinateurs amateurs plus que méritants.

En 1999, Mària van Berge a fait l’acquisition d’un Paysage montagneux, œuvre de Matthijs Cock (vers 1510-1548), frère de l’éditeur Hieronymus Cock. Très peu de dessins nous sont restés de Matthijs, qui s’est peut-être rendu en Italie avec son frère. Peu après, Pieter Bruegel entreprit le même voyage et la maison d’édition de Hieronymus diffusa des estampes de ses paysages alpestres.

Je ne peux m’empêcher de penser que Bruegel avait eu sous les yeux des dessins comme celui-ci avant d’éprouver l’envie de franchir les Alpes à son tour. Le biographe Karel van Mander rapporte que Bruegel s’est nourri là-bas d’impressions qu’il a ensuite retranscrites sur toile et sur panneau à son retour dans le Nord, mais il ne fait aucun doute que Bruegel a aussi réalisé en chemin un grand nombre de croquis pour immortaliser ce qu’il voyait.

Contrastant avec les vastes panoramas, les dessins de Jan van Kessel donnent à voir des études d’arbres et de maints autres sujets observés de très près. Ils étaient réunis dans un carnet que Van Kessel a longtemps emporté avec lui. Acheté par la fondation en 2006, il est l’un des rares carnets d’esquisses du XVIIe siècle hollandais conservés intacts. Parmi ces dessins, beaucoup sont des études d’arbres, mais d’autres pages sont entièrement couvertes de vues topographiques. Cela permet non seulement de reconstituer les balades de l’artiste, mais aussi de dater plausiblement ce carnet de 1659-1660, car nous connaissons des dessins de Van Kessel, plus grands et datés, qui représentent ces mêmes lieux. Le carnet constitue une source intéressante en même temps qu’un bon exemple du genre d’acquisition pour laquelle Lugt lui-même n’aurait pas manqué de battre la campagne.

On pourrait en dire autant de l’Autoportrait de Samuel van Hoogstraten, acquis en 2012. Ce dessin s’est longtemps trouvé à Paris, mais n’a jamais été mis sur le marché à l’époque où Frits Lugt exerçait son activité de collectionneur.

Van Hoogstraten avait environ quatorze ans lorsqu’il a réalisé son autoportrait dans l’atelier de Rembrandt. D’aucuns ont émis l’hypothèse que certaines des corrections apportées sur la feuille sont de la main de Rembrandt en personne. Cela est tout à fait possible. Rembrandt a lui-même fait de nombreux autoportraits et l’on suppose qu’il enjoignait à ses élèves de se regarder dans le miroir et de brosser leurs propres traits, jouant ainsi le double rôle d’observateur et de modèle. L’ajout de la fenêtre dans notre dessin suggère que le jeune artiste ne se regarde pas lui-même mais tourne le regard vers l’extérieur. Quelques années plus tard, de retour à Dordrecht, Van Hoogstraten réalisa à partir de ce dessin un Autoportrait peint sur toile où il regarde au dehors par une fenêtre d’une facture détaillée (Ermitage, Saint-Pétersbourg).

Frits Lugt prenait plaisir à voir les œuvres des artistes Cornelis et Herman Saftleven. Il avait acheté un Autoportrait de jeunesse peint par Cornelis, dans lequel il tient le dessin d’un singe et se définit lui-même comme scimmia della natura, topos du peintre imitateur de la nature. Mais Cornelis ne travaillait pas seulement d’après nature, il faisait souvent appel à son imagination pour peindre des allégories montrant les travers de ses semblables ou des facéties à l’humour volontiers railleur. La Fondation Custodia possédait déjà douze dessins de Cornelis Saftleven, mais lorsque, voici quelques années au Salon du dessin à Paris, a été présenté un dessin à la pierre noire jusque-là inconnu montrant une maison en ruine, la fondation n’a pas hésité un seul instant. La composition autant que l’exécution de cette feuille sont intemporelles et, sans le monogramme CS, on pourrait douter qu’il s’agisse d’une œuvre d’art du XVIIe siècle. À y regarder de plus près, on constate qu’il existe d’autres dessins du même genre de cet artiste, pour lesquels il semble avoir été influencé par Abraham Bloemaert.

Peintures

Ceci nous amène à Utrecht, où les Saftleven ont travaillé pendant une partie de leur vie et où Herman a peint, en 1645, sa Vue des remparts d’Utrecht côté sud à hauteur de la Mariapoort. Preuve que la lumière d’or du soleil n’est pas une exclusivité des pays du sud de l’Europe, ce tableau se caractérise par un merveilleux traitement de la lumière, les formes rigides des constructions sur les remparts renforçant la magie du spectacle.

La ville d’Utrecht s’active aujourd’hui à redonner forme à ces anciens remparts, à rouvrir et réalimenter en eau les douves qui avaient été comblées. Le tableau de Herman Saftleven a d’ores et déjà été demandé en prêt pour l’exposition qui illustrera cette entreprise.

Cette peinture provient de l’héritage de l’archéologue Jan Willem Salomonson, tout comme une série d’autres tableaux du XVIIe siècle qui ont été acquis parce qu’ils correspondaient chacun au goût et aux préférences de Frits Lugt et de son épouse. Le couple était souvent à la recherche de l’œuvre qui, dans la production d’un artiste, différait de ce qu’il faisait habituellement.

Au cours de leurs longues années de bonheur partagé, Frits et To Lugt-Klever ont acquis plusieurs portraits en pendant de couples: des œuvres de Willem Key, David Teniers le Jeune, Karel Slabbaert et Dirck van der Lisse. En 2012 sont venus s’y ajouter les rayonnants portraits, réalisés en 1632, par le peintre haarlémois Jan de Braij de Lambert Schatter et d’Eva van Beresteijn. Ces derniers s’étaient mariés le 24 septembre de cette année-là; il avait 22 ans, elle 19. Le chapeau et l’éventail qu’ils tiennent chacun indiquent qu’ils ont posé pour le peintre en été. Trois ans plus tard, Eva décéda en mettant au monde leur troisième enfant. Aucun des enfants ne survécut et Lambert mourrait, lui aussi, quelques années plus tard: la dure réalité du XVIIe siècle.

Sans les portraits de Jan de Braij, jamais nous n’aurions su à quoi ils ressemblaient. Leur expression – lui, plein d’assurance, elle timide – est saisissante de vérité; la manche droite de la jeune femme, blanche, empesée et ample, attire le regard au point que l’on éprouve une envie irrésistible d’y glisser la main.

Divers autres tableaux hollandais et flamands du XVIIe siècle ont véritablement enrichi la collection. Lugt avait acquis un groupe de grisailles et d’esquisses des débuts de Gillis Mostaert, Joachim Beuckelaer et Pieter Bruegel le Jeune. La collection a encore grandi avec une brunaille d’une grande pureté due à Adriaen van der Werff (ricordo d’une œuvre qu’il avait peinte sur commande pour Potsdam et qui a disparu pendant la Seconde Guerre mondiale), une grisaille représentant Loth et ses filles d’Abraham Bloemaert et une audacieuse étude de Jan Weenix pour une grande nature morte qui se trouve aujourd’hui au musée Gulbenkian. Puis une Compagnie jouant de la musique de l’artiste flamand Anthoni Sallaert, sur un fond doré et d’un trait si souple qu’elle paraît avoir été croquée sur le vif. Le musicien à son xylophone a une allure d’un batteur de groupe rock.

Les études à l’huile plus récentes, principalement des paysages, tiennent une grande place dans la politique d’achat des dix dernières années, suite au legs effectué en 2010 par l’ancien directeur Carlos van Hasselt et son partenaire Andrzej Nieweglowski. Ces esquisses ont souvent été exécutées sur papier et en plein air. La collection en compte aujourd’hui plus de 200, de diverses origines – française, allemande, danoise, anglaise, italienne et aussi néerlandaise. À croire que l’histoire de cette catégorie d’œuvres reste encore à écrire, ou à compléter tout au moins sur bien des points. Parmi les acquisitions figurent des esquisses d’artistes aussi réputés que Blechen et Schirmer, Valenciennes et Corot, Isabey et Toulouse-Lautrec, Constable et Samuel Palmer, Giuseppe de Nittis, Dahl et Fearnley, mais aussi des œuvres anonymes et d’autres difficiles à situer, ce qui a conduit le spécialiste Peter Galassi, auteur du livre Corot in Italy, à faire remarquer que la fondation joue le rôle de laboratoire dans ce domaine. L’exposition Sur le motif, une synergie avec la National Gallery of Art de Washington et le Fitzwilliam Museum de Cambridge, dresse un premier bilan de l’approche de ces œuvres et de leur place dans l’histoire de l’art2.

Retour aux Plats Pays. Avec les apports de Van Hasselt-Nieweglowski, la collection s’est enrichie d’une belle Vue du Monte Cavo de l’artiste brabançon Josephus Augustus Knip. Cette peinture à l’huile sur papier a été entre-temps rejointe par des œuvres de divers autres maîtres flamands et hollandais, parmi lesquels Simon Denis, Anthonie Pitloo et Frans Vervloet, tous trois restés en Italie pour y travailler jusqu’à la fin de leur vie, ou encore de Pierre-Louis Dubourg.

D’une époque plus récente, marquée par l’avènement de l’impressionisme et, en peinture, par une touche devenue nettement plus libre, datent les œuvres de Paul Joseph Constantin Gabriel, Willem Bastiaan Tholen et Georg Hendrik Breitner récemment acquises. À plusieurs reprises, Monet a rendu hommage à son ami néerlandais Johan Barthold Jongkind, dont il dira plus tard «sans Jongkind pas d’impressionisme».

Le compliment ne pourrait être mieux illustré que par une œuvre acquise en 2012, peinte par Jongkind à la fin des années 1840, peu après son arrivée à Paris. Il s’agit d’une vue du Louvre et de la Seine (la gare d’Orsay n’est pas encore construite) depuis le quai, à quelques centaines de pas de l’immeuble de la rue de Lille qui abrite la Fondation Custodia. Effectué sur papier et certainement en plein air, le travail de Jongkind porte encore la marque des punaises dans les coins. Quelques années plus tard, l’artiste a ressorti son esquisse au moins à deux reprises pour servir de base à un tableau de plus grand format.

Bienvenue au grand salon

Il n’est pas possible d’évoquer ici tous les domaines couverts par la collection. Lors de la préparation du catalogue raisonné des portraits en miniature3, quantité d’exemples des XVIIIe et XIXe siècles sont venus garnir les tiroirs du cabinet dans lequel ils sont conservés. La vedette revient incontestablement au Portrait de Caspar David Friedrich d’Alphonse Labroue et au Portrait d’une femme daté «de l’An 8» du peintre lyonnais de natures mortes Antoine Berjon.

L’intérêt que revêtent pour l’histoire de l’art les lettres d’artistes et autres manuscrits faisant partie de la collection de la fondation mériterait un article à part. Ces dernières années, tous ces documents ont été photographiés, ainsi que toutes les œuvres sur papier, les tableaux, la porcelaine chinoise. Cela représente au total quelque 250 000 photographies. Dans l’avenir, toutes les parties de la collection seront progressivement rendues accessibles dans la base de données de la Fondation Custodia, avec différents champs de recherche possibles. À cette fin, toutes les œuvres sont passées entre les mains des conservateurs et ont été inventoriées en détail. Un travail qui, une fois de plus, a accru la prise de conscience de la richesse de l’ensemble.

Lugt était un historien de l’art qui croyait profondément à la valeur des sources et aux faits. C’était un homme de fiches et d’archives. Il n’était pas question pour lui de fabuler. C’est notamment pour mettre cet aspect en évidence qu’il a été décidé d’entamer une série en langue anglaise, Fondation Custodia Studies in the History of Art, permettant la publication et l’analyse argumentée de sources de différentes natures utiles à l’histoire de l’art.

Il y a quelques années, Michel Laclotte, ancien directeur du Louvre, a dit dans une allocution «Je suis sûr que si les Lugt observent du paradis ce qui se passe dans leur maison aujourd’hui, ils seront heureux, très heureux. Il y a une vie, ça pétille.» Ce qui est essentiel à l’existence de la Fondation Custodia, c’est le dialogue avec l’art du passé. Un dialogue auquel se prête à coup sûr le grand salon de l’hôtel Turgot. Un lieu où il est possible de lire des lettres d’artistes, de trouver des livres anciens, de découvrir des dessins, des estampes et de les étudier. C’est aussi un lieu pour admirer des tableaux qui créent le contexte du dialogue. Tel celui, par exemple, de Pieter Codde montrant un artiste dans son atelier en compagnie d’un visiteur. Ou le Portrait du collectionneur Abraham van Lennep peint par Caspar Netscher. On y voit Van Lennep, en quelque sorte un Frits Lugt du XVIIe
siècle, feuilleter avec amour un de ses albums de papierconst, comme s’il se trouvait à la Fondation Custodia. Sur une toile de 1826 de P. C. Wonder, l’objet que contemple l’homme, probablement le graveur et entrepreneur Christiaan Josi à Londres, pourrait être un célèbre dessin de Rembrandt, à moins qu’il s’agisse du fac-similé trompeur qu’il en a lui-même publié. Sur la table, devant lui, un album de collectionneur. Il y a quelques années, la fondation a mis la main sur la rare représentation d’une vente publique de tableaux en plein air sur une place de Rome. Lugt, qui a consacré une grande partie de son existence à son Répertoire des catalogues de ventes et a passé beaucoup de temps dans les salles de vente, aurait certainement aimé cette toile de Nicolas de Taunay. Celui-ci copiait des peintures du Néerlandais italianisant Karel Dujardin et donne l’impression d’avoir voulu, par cette œuvre, rendre hommage à son lointain prédécesseur.

En face de ces quatre tableaux, au centre du mur, trône le Portrait de François Langlois. Son auteur est inconnu, quoique la toile ait été longtemps attribuée à Claude Vignon. Langlois était graveur, marchand de livres, commerçant en tableaux et éditeur d’estampes. Il semble lui-même avoir été artiste à ses heures. Il était grand amateur de cornemuse, instrument que l’on peut voir ici, posé sur la table avec une partition. Langlois est représenté en marchand d’art. Il exhibe un tableau devant les acheteurs potentiels que nous sommes, tandis que de grandes toiles sans cadre, enroulées, sont dressées derrière lui. Sur la table se trouvent aussi des estampes, rassemblées en liasse comme il était d’usage.

Le Portrait de François Langlois
est accroché de manière à ce que l’incidence de la lumière correspond à celle voulue par le peintre, sur le visage de son modèle, la lèvre inférieure reluisante. Langlois a une physionomie expressive, sympathique. Les boutons de sa veste dansent joyeusement en rythme sur ses manches et paradent sur sa bedaine.

Dès les années 1630, Langlois éditait des gravures de Rembrandt. Dans une lettre à un artiste français qui se rendait à Amsterdam, il l’engage à aller voir «son ami Rembrandt». Il connaissait aussi Rubens et était lié d’amitié avec Van Dyck. Ce dernier a également peint un portrait de Langlois, vêtu d’un costume rouge et jouant de la cornemuse, sous le regard de son chien. Lugt a acheté le dessin préparatoire à ce grand tableau, avec un Langlois comme transfiguré par la mélancolie dans laquelle le plonge la musique. La fondation possède d’autre part une lettre envoyée à Langlois par Jacques Stella, qui a dessiné dans la marge une cornemuse sur le point d’exploser.

Le portrait peint qui se trouve dans le grand salon de l’hôtel Turgot relie pour toujours Langlois avec l’établissement. Lugt, qui a été pendant une bonne partie de sa vie «marchand-collectionneur», s’intéressait à Langlois. Celui-ci est mort relativement jeune et sa veuve, Madeleine de Collemart, a épousé en secondes noces Pierre II Mariette. Lugt, dans son imagination, entretenait des liens chaleureux avec la famille de ce dernier. Pour la préface d’un catalogue du Louvre de 1967, Lugt choisit la forme d’une lettre adressée au collectionneur Mariette qu’il signa «votre très humble et très obéissant arrière-petit-fils».

Le grand salon de l’hôtel Turgot dans lequel prennent place ces œuvres est de style Empire avec une note scandinave ou gustavienne conférée au lieu par la présence d’une commode suédoise à tablette turquoise, de deux consoles à griffons provenant d’un château danois, d’une table en bois norvégien blanc et, au mur, des reliefs sculptés en marbre de Bertel Thorvaldsen, dont le portrait en plâtre, crayon à la main, se trouve sur la commode. Par temps clair, le Cook’s blue, bleu de la firme Farrow and Ball, se confond avec la teinte du ciel, celui de l’air, en néerlandais lucht. Le lecteur me pardonnera certainement de risquer l’homonymie pour rendre un hommage coloré à ceux à qui la Fondation Custodia doit son existence.

Notes
1 Voir Septentrion, XLIII, n° 1, 2014, pp. 17-23.
2 Cette exposition aura lieu à la Fondation Custodia au printemps 2021.
3 Composé par KAREN SCHAFFERS-BODENHAUSEN.
Ger Luijten

Ger Luijten

directeur de la «Fondation Custodia» à Paris

Commentaires

La section des commentaires est fermée.

Lisez aussi

		WP_Hook Object
(
    [callbacks] => Array
        (
            [10] => Array
                (
                    [00000000000029170000000000000000ywgc_custom_cart_product_image] => Array
                        (
                            [function] => Array
                                (
                                    [0] => YITH_YWGC_Cart_Checkout_Premium Object
                                        (
                                        )

                                    [1] => ywgc_custom_cart_product_image
                                )

                            [accepted_args] => 2
                        )

                    [spq_custom_data_cart_thumbnail] => Array
                        (
                            [function] => spq_custom_data_cart_thumbnail
                            [accepted_args] => 4
                        )

                )

        )

    [priorities:protected] => Array
        (
            [0] => 10
        )

    [iterations:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [current_priority:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [nesting_level:WP_Hook:private] => 0
    [doing_action:WP_Hook:private] => 
)